Naoya Hatakeyama, Nature révélée

Kenta Cobayashi, Repousser les limites du réel

Tempura, N°3, Autumn 2020

“Naoya Hatakeyama, Nature révélée”

For issue 3 of Tempura magazine, I interviewed the photographer Naoya Hatakeyama about his practice focusing on the landscape and the intersection between nature and the built environment. Here is an extract (in French):


Naoya Hatakeyama photographie le paysage et ses changements depuis près de 40 ans. À travers des séries d’images en couleurs dépeignant des paysages tranquilles, des explosions ou des vues urbaines, Hatakeyama propose une réflexion sensible sur notre manière de nous accaparer la nature. Rencontre.

Dès votre première série Lime Hills, votre travail s’est situé à l’intersection du monde humain et de la nature. Comment êtes-vous arrivé à ce terrain de recherche? 

J’ai fait mes débuts à une époque où la photographie de paysage se développait, notamment avec l’influence des photographes américains des années 1970. Des photographes comme Richard Misrach travaillaient la photographie comme matière picturale. Ses photographies étaient caractérisées par leur calme, avec peu d’explications, réalisées à la chambre photographique en couleur. Jusque-là, je pensais que la photographie d’art devait être en noir et blanc. La découverte de cette approche m’a impressionné et m’a beaucoup influencé. D’ailleurs, avant même de réaliser mon projet Lime Hills, j’avais déjà commencé à prendre des photos de paysage à Tsukuba, en couleur. 

Dans l’art, il y a une partie visible, mais aussi toute une partie qui relève de l’inconscient. Prenez les amateurs de montagne au Japon : ils portent en eux de manière inconsciente une notion religieuse et sacrée de la montagne. Quand on parle de montagne, deux visions coexistent et se mélangent ainsi : celle de la beauté naturelle et celle plus proche des croyances et de la métaphysique. De la même manière, quand on prend une photo de montagne, on capture bien évidemment la partie esthétique de celle-ci, mais l’inconscient du photographe par rapport à la montagne s’exprime aussi. Ce phénomène est présent dans beaucoup de photographies de paysage japonaises.  

Naoya Hatakeyama, Lime Hills #23514, 1988.

Quand on parle de photographie de la nature, on s’attend à voir soit une célébration de la beauté d’une nature « pure » qui aurait échappé à la main humaine, soit une critique de l’impact néfaste de l’homme sur le monde naturel, comme dans le travail d’Edward Burtynsky par exemple. J’ai l’impression que votre travail ne s’inscrit dans aucune de ces deux catégories. 

J’ai le sentiment que les images de Burtynsky sont des images purement esthétiques. Il montre le paradoxe qui existe dans le fait qu’il photographie des situations terribles, mais qu’on prend plaisir à regarder. Je pense que c’est ce paradoxe qui fait l’intérêt de ses photographies. On retrouve aussi ce paradoxe dans mes images, notamment dans la série River pour laquelle j’ai photographié une rivière de Shibuya devenue une sorte d’égout, mais qui pourtant est agréable à regarder. Mon travail se situe plutôt du côté de Burtynsky, mais je ne suis pas un activiste. L’engagement et l’activisme demandent qu’on fasse des propositions, qu’on suggère des solutions. 

Dans la postface de votre livre Lime Works vous écrivez que « La nature est si distante de nous qu’on pourrait dire qu’elle est devenue un fantasme ». Qu’entendez-vous par cette « distance » ? 

L’être humain vit dans une société organisée et technologiquement développée. Les informations qu’on reçoit par les médias sont les mêmes à Tokyo qu’à Iwate, et notre vie est maintenant conditionnée par ce développement technologique. Parmi mes amis d’enfance, aucun n’est devenu pêcheur ou agriculteur alors que nos parents l’étaient. Ainsi, dans le monde contemporain, la plupart des hommes sont coupés de la nature. Et même ces activités qui dépendent de la nature, comme la pêche, sont devenues des organisations techno-industrielles. J’utilise le terme de distance dans ce sens-là. Même si nous avons l’occasion d’aller en montagne ou dans la forêt, nous n’entretenons plus de vraie relation avec la nature. Il ne nous reste plus qu’une vision fantasmée de celle-ci. 


Kenta Cobayashi, “Repousser les limites du réel”

For my column “Chiizu”, I wrote about Kenta Cobayashi’s unique practice that translates techniques associated with painting into the digital space. Here is an extract (in French):

Kenta Cobayashi, Orange Blind #smudge, 2016

 Le sujet de prédilection de Cobayashi est la surface de la ville, un thème qui caractérise la photographie japonaise contemporaine. Cobayashi ne se contente pas de tenter de s’en saisir visuellement, mais cherche à la mettre en résonance avec le monde digital qui la régit en rendant visibles les flux qui la traversent. Dans Orange Blind #smudge, on découvre le visage surexposé d’une femme, langue tirée, derrière un store orange. Comme toujours dans le travail de Cobayashi la photographie n’est que la matière première du processus. L’image est retravaillée, non pas pour créer une photographie parfaite, mais au contraire en détournant les fonctions de traitement d’images (ici, comme l’indique son titre, les couleurs de l’image sont étalées (smudged) avec un « doigt » numérique) pour créer des effets visuels inattendus. Au premier abord, des images comme celle-ci évoquent le coup de pinceau et l’univers de la peinture dans lequel Cobayashi a été formé, mais avant tout elles sont nourries par le digital. Les procédés de postproduction numériques utilisés en photographie pour créer une représentation parfaite de la réalité sont conçus pour que les traces de leur utilisation soient dissimulées, même invisibles. Cobayashi les ramène à la surface et les pousse au-delà de leurs limites. Ce faisant, il dissout le réel dans le digital pour créer un monde hybride parallèle foisonnant de possibilités.